Kroug
Un groupe d’enfants pouilleux jouait le long du sentier qui menait à l’auberge. Kroug les entendit rire de lui dans son dos lorsqu’il les eut dépassés. Il caressa la lame du couteau de jet accroché à sa ceinture, et eut un instant d’hésitation, mais ne se retourna pas. Son fier destrier blanc secoua sa crinière dorée de dédain, et pressa le pas en levant haut les sabots pour ne pas soulever la poussière du chemin (Il aurait volontiers fait marche arrière pour les éclabousser s’il y avait eu la moindre flaque de boue sur le bord). Kroug se redressa pour parcourir les derniers mètres, en flattant l’encolure de la bête. Bête qui fit s’écarquiller les yeux du tenancier posté à l’entrée, une pipe au bec.
« Et alors, t’as jamais vu de licorne ? »
Bien sûr il ne répondit pas, d’ailleurs le fracas de sa lourde armure de métal lorsque Kroug se laissa tomber sur le perron ne lui aurait pas permis de l’entendre. Le bouseux était visiblement impressionné, à moins qu’il n’ait perçu le tintement plus discret des pièces d’or du guerrier. Il prit la longe de la bête pour la mener à l’écurie pendant que Kroug faisait le tour pour se soulager dans l’arrière cour. Ce qui lui prit près de dix minutes, rapport à l’armure. Kroug se pointa au comptoir avec dix kilos de fer blanc sur les bras et une vague odeur de pisse. Vague parce que mêlée aux odeurs de crasse et de transpiration de plusieurs semaines sans se dévêtir qui envahirent la pièce avec lui.
« Euh, on peut prendre un bain en plus de la chambre ? »
On pouvait, du moment qu’on savait bourse délier, et celles de Kroug étaient bien pleines. Il n’avait pas croisé un être humain depuis si longtemps qu’il avait du mal à s’en souvenir. Enfin, un être humain qu’il n’avait pas passé au fil de l’épée, dans le couloir humide d’un donjon, en prenant soin de le dépouiller par la suite. Et peu d’occasions de dépenser son or en pleine cambrousse. Il s’assit à une table près de laquelle il posa son barda, et commanda une première pinte. Et puis trois ou quatre de ses petites soeurs, le temps qu’on prépare sa chambre et fasse couler son bain. Le soir tombait quand il se releva; difficilement, mais ça ne se vit pas trop, c’était quand même un solide gaillard. L’escalier par contre fut une autre affaire, et ses affaires lui échappèrent des mains plus d’une fois lorsqu’il dut se tenir au mur; jusqu’à ce qu’une jeune servante – la fille de l’aubergiste sans doute – les ramasse pour lui.
Une fois là haut, il se jeta sur le lit tout habillé, incapable du moindre effort supplémentaire. Il était déjà en train de s’assoupir lorsqu’il sentit la présence insistante de la fille, debout près de la porte qu’elle avait refermée. Son regard allait de Kroug au baquet plein d’eau encore tiède, et de nouveau à Kroug, avec une moue embêtée. Elle avait l’air aussi crasseuse que lui. Ses cheveux auraient pu servir de nid à une pleine portée de coucous. Finissant par décider qu’il n’allait pas se relever, elle se détourna et se mit à ôter ses vêtements, une couche informe après l’autre, jusqu’à son jupon encore à peu près blanc. Ses fesses aussi étaient bien blanches, et rondes comme la lune quand le ciel est clair. Elle ne fit presque pas de bruit en entrant dans l’eau. Kroug retenait son souffle, la nuque pliée, mais ne voyait pas grand chose. Alors il trouva la force de se lever finalement. Il était debout près du baquet quand elle le vit. Elle sursauta, puis se reprit.
« L’eau est encore tiède, tu sais. Si tu dis rien je te frotte le dos ? D’accord ? Tu diras rien ? »
Il ne dirait rien. Il eut tant de mal à virer le reste de son armure qu’elle dut l’aider à finir. Il rentrait un peu le ventre, mais elle regardait surtout ses biceps et son large torse entaillé de griffures de bêtes féroces. Elle allait ouvrir sa ceinture mais il se hâta de le faire lui même et de rentrer dans l’eau en cachant tant bien que mal l’émoi mis à nu par la perte de son pantalon. Las, elle se mit à le savonner et le fit vite se mettre debout. Ses mains étaient étonnamment douces pour une paysanne; ou alors était-ce son propre cuir qui soutenait mal la comparaison. L’eau était presque froide mais c’était ses mains sur ses fesses et son ventre qui le faisait trembler. Et cette bouche qui… qui…
Il la prit une bonne partie de la nuit, perdant la notion du temps dans un long tunnel de fièvre et de luxure, sourd au tumulte venant de la cour. Lorsqu’au matin il descendit pour casser la dalle et reprendre la route, l’aubergiste fit tout un foin pour lui faire payer un supplément. Il pensa que c’était pour la fille, mais il parlait de réparation des écuries, dévastées par sa monture. Qui s’était fait la malle en pleine nuit après avoir terrorisé toutes les autres bêtes avec ses hennissements de rage. C’est alors qu’il comprit ce qu’on n’avait cessé de lui dire; ce qui causait les ragots et les rires sur son passage. Les licornes ne peuvent être montés que par des pucelles… et être un homme n’était apparemment pas suffisant pour déroger à cette règle.
On le voit depuis hanter la forêt autour du village, chassant les arcs-en-ciel, un sac de paillettes à la main qu’il disperse aux quatre vents, espérant qu’elle revienne.