In Real Life

3 mn

J’avais reçu l’invitation par email deux semaines auparavant. Un email groupé à près de soixante destinataires, dont le texte était le suivant :

Bonjour les gens !

Comme vous le savez sûrement déjà, je pars bientôt pour le Japon pour une mission longue durée. Et qui sait, peut être que je m’installerai là bas, si j’arrive à trouver du fromage correct :)
Je vous enverrai des cartes postales, c’est promis. D’ici là, je vous invite à venir fêter mon départ au bar Quat’z’arts que vous connaissez bien. Je compte sur vous !

Paul

J’avais connu Paul quand je travaillais à SocialTech, avant de me mettre à mon compte. J’étais déjà en télétravail partiel à l’époque, la boîte imposait d’être là deux jours par mois pour les réunions de suivi. Maintenant tout se passe directement par email, plus rarement en téléconférence. Il faut alors que je me trouve une chemise propre et que je lui passe un coup de fer sur le devant, mais c’est rapide. J’ai eu un peu peur au début en devenant freelance, mais finalement ça ne change pas grand chose, je travaille même encore sur les mêmes projets qu’à l’époque parfois. Moi je gagne un peu plus qu’avant, et eux n’ont jamais eu à se plaindre, je rends toujours mon travail en avance.

Paul faisait le même boulot que moi, on était voisins d’open space. On ne parlait pas beaucoup (difficile de parler dans un open space), mais on avait des centres d’intérêt communs. Le boulot et ce qui tournait autour bien sûr, mais aussi les jeux de rôles en ligne. On se vannait gentiment car il jouait un troll des cavernes d’acier et moi un démoniste des îles bleues (il me traitait souvent de tapette, enfin, mon personnage je veux dire). Je le croise encore parfois sur les serveurs de jeux, maintenant c’est moi qui me moque, mon personnage est bien plus avancé que lui. Il travaille toujours là bas, mais il a changé de boulot, quelque chose de moins technique, un genre de petit cadre, sur d’autres projets.

J’étais arrivé à l’heure indiquée sur le mail, il n’y avait presque personne, pas même Paul. Je me suis pris une bière au comptoir et j’ai attendu. Je l’ai vu arriver une demi heure plus tard avec un petit groupe, des collègues je crois, ils parlaient encore boulot. Il y avait sans doute un cadre supérieur avec eux, Paul se tenait bien droit et prenait un air assuré. Il était fort pour ça, même quand il racontait des conneries. J’étais un peu jaloux car j’étais meilleur que lui, mais il arrivait toujours à avoir l’air plus compétent, même quand il se plantait et nous mettait en retard de deux semaines. Et maintenant il partait pour le Japon.

Je suis resté une heure et demi, à boire des bières au comptoir, et à échanger de temps en temps quelques mots avec les autres invités que je ne connaissais pas. A un moment Paul est venu me voir, il se tenait déjà beaucoup moins droit. Il m’a dit que c’était moi qui avait la belle vie, que j’avais tout compris, que j’étais mon propre patron et plus d’ordre à recevoir de personne. Et puis il m’a longuement parlé de ce qu’il allait faire là bas, combien son boulot était important, sur un projet qui allait prendre de l’ampleur, qui était tout simplement l’avenir. Je l’ai félicité. Il m’a payé une bière, j’ai payé une seconde tournée, quelqu’un est arrivé à qui il est allé dire bonjour, je suis rentré chez moi.

C’était probablement la dernière fois que je le voyais. Il ne me manquerait pas vraiment. J’ai réfléchi quelques instants après m’être déchaussé et étendu sur mon lit, dans le noir. et je me suis aperçu que c’était la dernière personne que je connaissais IRL, In Real Life.

Jules Pulpe | Aug 4, 2013